Les algorithmes vont-ils tuer les médecins ? La médecine française n'est pas préparée à LA révolution en cours.

Publié le 12 Janvier 2017

L'arrivée des géants du Web dans l'univers de la médecine, mus par une idéologie transhumaniste, est un tsunami dont les professionnels de santé n'ont pas pris la mesure.

Laurent Alexandre

Pour les deux spécialistes de l'e-santé, la médecine française n'est pas préparée à LA révolution en cours.

Mais si Jacques Lucas pointe surtout les lourdeurs de l'Etat, our , le corps médical fait aussi preuve d'une inertie coupable.

Laurent Alexandre. Chirurgien de formation, cofondateur du site Doctissimo.fr, il dirige aujourd'hui une société belge de séquençage de l'ADN. Pour lui, l'arrivée des géants du Web dans l'univers de la médecine, mus par une idéologie transhumaniste, est un tsunami dont les professionnels de santé n'ont pas pris la mesure. 

Jacques Lucas. Vice-président du Conseil national de l'ordre des médecins, il a la lourde tâche d'accompagner le changement de la médecine 2.0. Il raconte les réticences encore fortes et le désarroi des médecins tout en appelant à une gouvernance de l'e-santé dictée par la démocratie sanitaire.  

 
 
 

Les progrès de la génomique, des neurosciences et des objets connectés vont, nous dit-on, révolutionner notre système de soins. Le corps médical est-il prêt à cette disruption?  

Jacques Lucas. Apparemment non. Tout corps professionnel est par nature hostile au changement s'il n'y voit pas un intérêt immédiat. Or, pour l'instant, la médecine 2.0 est un univers hétérogène et peu régulé. Ce n'est pas étonnant qu'il soit source d'anxiété, notamment pour des médecins généralistes qui peuvent ressentir une intrusion dans leur métier. Le numérique prend les apparences d'un monstre froid à la solde de l'Assurance-maladie pour les "fliquer", un moyen de plus d'accélérer leur déclassement et ce qu'ils vivent comme une dévalorisation de la profession. Cela dit, je relève que 70% des médecins souhaitent que le numérique soit intégré à l'organisation des soins.  

Laurent Alexandre. Ça fait quand même un médecin sur trois qui pense le contraire, c'est assez inquiétant, au moment où débute l'industrialisation de la décision médicale. Jusque-là, chacun d'entre nous faisait son petit diagnostic dans son coin, c'est fini, tout ça! Quelle part de la décision restera aux médecins? On ne peut pas exclure que son rôle consistera à signer des ordonnances conçues par des algorithmes, ce qui revient à jouer un rôle de coach et d'assistance sociale.  

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C'est inévitable. Aucun cancérologue au monde, même pas le plus brillant, ne sera capable de traiter les 20000 milliards d'informations qu'il y a dans l'analyse génétique d'une tumeur. C'est impossible. Vous avez des arbres de décision avec des millions de branches, et le simple fait de les passer en revue sur un fichier Excel prendrait trois mois. Seul un système doté d'une intelligence artificielle est en mesure de traiter de tels volumes de données. On risque d'assister à un transfert progressif de pouvoir du cerveau du médecin vers l'algorithme.  

Pour le corps médical, cette question est vertigineuse et soulève d'énormes problèmes éthiques et organisationnels. Comment le corps médical va-t-il s'adapter? Comment et qui va réguler les algorithmes? Quel rôle vont à l'avenir jouer l'Ordre et la Haute Autorité de santé? Toutes ces questions sont ouvertes, nous n'avons pas la réponse.  

Il va quand même bien falloir réguler cette médecine 2.0...  

L.A. Comme elle s'invente en Californie, ça va être compliqué. Il faudrait contrôler que l'algorithme soit juste et auditer son propriétaire, qui sera vraisemblablement un des géants du Web. Ces questions devraient être traitées par le corps médical. Mais il ne le fait pas, car il est profondément ancré dans son individualisme et peu porté sur la prospective. Il pense qu'un statu quo est encore possible.  

J.L. Aujourd'hui, le malade, dans son altérité, se revendique à juste titre comme personne participant à la décision médicale. Depuis la loi du 4 mars 2002, le patient est devenu sujet de soins et non plus objet de soins. Il faut donc une régulation qui obéisse à la démocratie sanitaire, c'est-à-dire où tout le monde puisse être représenté dans les organes décisionnaires: les ingénieurs, les informaticiens, les généticiens, les médecins, les autres professionnels de santé, mais aussi des membres de la société civile. L'Etat se veut stratège en tout cela, mais il n'est pas toujours visionnaire. Cela fait dix ans que nous réclamons une gouvernance dynamique de l'e-santé en France qui aille dans ce sens. Elle n'existe pas.  

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L.A. L'expertise informatique dans l'appareil d'Etat est minable, en particulier dans le domaine de la santé. Il faut dire les choses telles qu'elles sont. On compte sur les doigts d'une main les gens qui ont une vision technologique. Dans les grandes directions de l'appareil d'Etat, il y a des gens très intelligents, mais sans aucune vision du futur de la médecine. On est donc dans un monde qui pense régulation, mais qui ne prévoit jamais le coup d'après.  

Sur quel modèle économique cette médecine va-t-elle reposer? Cela va coûter des fortunes de développer ces algorithmes...  

L.A. Oui, ce sera très coûteux. C'est pour ça que les géants du Web tel Google pénètrent cet univers de la santé, y investissent beaucoup d'argent, et nouent des partenariats avec l'industrie pharmaceutique, comme Novartis et Sanofi pour le traitement et la surveillance du diabète. Vers 2030, il y aura entre deux et dix plateformes d'aide au diagnostic algorithmique. Il n'est pas possible, vu la complexité du sujet, de bâtir un algorithme pour les seuls habitants d'une région française. Ce sont forcément des acteurs mondiaux, tels Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, IBM ou Baidu qui vont s'imposer. Ces stratégies industrielles sont à la mesure des géants du Web, pas à celle de l'administration française. Cet avenir qui se dessine pour la profession médicale commence à être abordé aux Etats-Unis, pas encore en France.  

Est-il au moins abordé dans les facultés de médecine?  

L.A. Les études de médecine sont scandaleusement archaïques. Les universités sont criminelles de ne pas développer de réflexion sur les algorithmes. Il faut d'urgence former les étudiants à la médecine algorithmique sur le plan technique, mais aussi philosophique, politique et éthique.  

J.L. On voit quand même entrer dans quelques facultés de médecine l'utilisation de l'e-learning et des Moocs. Cela va aller en s'accélérant. On ne peut pas non plus dire à une génération de médecins qu'ils ne vont plus servir à rien parce que, demain, ce sont des algorithmes qui les remplaceront!  

L.A. Si le corps médical ne change pas, les docteurs connaîtront le destin des disquaires.  

J.L. Bien sûr que ça va bousculer les organisations! La télémédecine les bouleverse déjà. Le Conseil national de l'ordre m'a donné pour mission d'accompagner le changement en préservant les grands standards éthiques et déontologiques. Il faut passer de l'artisanat à l'ingénierie de la pratique médicale, sans pour autant déshumaniser la relation et abandonner les valeurs éthiques. Il y a encore beaucoup de résistance, faute d'une connaissance suffisante du domaine, sans doute. On le voit notamment sur les réseaux sociaux, où la violence qui s'exprime traduit une forme de désarroi devant la médecine de demain.  

L.A. La moyenne d'âge des médecins est de 54 ans. C'est profondément angoissant d'être confronté à une telle remise en question en fin de carrière. Surtout lorsqu'on n'a pas les outils intellectuels et psychologiques pour embrasser cette révolution. Nous, les docteurs, nous sommes des petits-bourgeois. Notre objectif a toujours été d'accompagner les patients le plus humainement possible, de réduire les méfaits de la maladie et, quand on ne peut plus rien, de permettre une mort digne.  

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Or là, on voit arriver des géants industriels démiurgiques mus par une idéologie transhumaniste. Voir Google lancer une filiale dont la vocation est de créer l'immortalité nous heurte, forcément. Jamais l'industrie pharmaceutique ni les médecins n'ont voulu tuer la mort, pas plus qu'augmenter l'espérance de vie en bonne santé. Nous sommes face à un tsunami technologique et idéologique que nous n'avons pas vu arriver et auquel nous n'apportons pour l'instant que des réponses maladroites. Mon sentiment est que nous allons vers un corps médical à deux vitesses. D'un côté, il y aura des médecins dont le statut ne sera pas très éloigné de celui d'une assistante sociale. De l'autre, des techniciens qui paramétreront les algorithmes et géreront cette médecine 2.0.  

Notre système de soins est-il adapté à cette révolution?  

J.L. Notre modèle de protection sociale arrive au bout du rouleau. Il faut trouver de nouveaux mécanismes. Alors que la loi sur la télémédecine est votée depuis 2009, les actes réalisables ne sont toujours pas inscrits dans la nomenclature des actes professionnels. Ils ne peuvent donc pas être pris en charge financièrement par l'Assurance-maladie. Or c'est un défi majeur. Je suis cardiologue, et il arrive que des patients parcourent 80 kilomètres pour venir me voir, sans que ce soit tout le temps nécessaire. Avec des dispositifs de télémédecine, j'aurais pu, dans certaines circonstances, faire ma consultation à distance.  

La télémédecine est, de surcroît, facteur d'équité sociale dans l'accès aux soins en tout point du territoire. La stagnation du déploiement des solutions télémédicales n'est pas seulement liée à un manque de moyens financiers, c'est surtout qu'il manque un pilote dans l'avion!  

L.A. La télémédecine suppose une réorganisation complète du système de soins. Or l'objectif du ministère des Affaires sociales est de maintenir le statu quo en pérennisant la dichotomie entre l'Assurance-maladie et l'assurance complémentaire, ce qui est un non-sens organisationnel. Vous n'avez pas besoin de voir physiquement chaque mois une personne atteinte d'un cancer de la prostate. Skype fait très bien l'affaire, et le généraliste peut surveiller les dosages biologiques.  

J.L. Pour cela, il faudrait que les données du patient puissent être partagées. Or le corps médical a de tout temps marqué une très forte résistance à ce partage en prétextant le secret médical. En réalité, les médecins sont réticents à s'exposer au regard de l'autre. C'est un des facteurs de l'échec du dossier médical informatisé. Avec le temps, cela évoluera, car nos jeunes confrères sont déjà plus habitués aux réunions de staff pour les prises de décisions et aux échanges.  

Aujourd'hui, les médecins voient arriver dans leurs cabinets des patients surinformés. En quoi cela modifie-t-il la pratique de la médecine?  

J.L. Une personne malade est psychologiquement vulnérable. Il est normal qu'elle aille chercher de l'information, via Internet. On le constate tous les jours, le patient qui arrive a souvent déjà une petite idée de ce qu'il a. C'est la raison pour laquelle, selon moi, le masquage pour le patient des résultats sensibles dans son dossier médical partagé (DMP) avant la consultation d'annonce peut être anxiogène si cette consultation est trop éloignée dans le temps.  

L.A. De toute façon, on n'a plus le choix. On ne va pas priver les patients d'Internet et de téléphone portable. Donc ils seront surinformés. D'autant plus que, demain, le dossier médical sera électronique. Après beaucoup de réticences, le corps médical commence à accepter cet état de fait. Lorsque j'ai créé Doctissimo, un grand professeur universitaire m'avait vivement interpellé car, ce faisant, je permettais à des patients de discuter entre eux sans le filtre d'un médecin!  

Comment résoudre la question de la confidentialité des données partagées? Il y a trois ans, Google Health a fermé les comptes de ses utilisateurs. Des réseaux sociaux de patients, comme PatientsLikeMe, ont été piratés.  

J.L. Il suffit de voir ce que l'article 47 de la loi Santé sur l'ouverture des bases publiques des données de santé a suscité comme fantasmes ! Chaque fois que vous voyez un médecin et un pharmacien, toutes les données présentées au remboursement sont stockées dans des bases où elles ne sont pratiquement pas utilisées, en tout cas bien moins qu'elles pourraient l'être dans l'intérêt de tous. Elles sont donc stérilisées. L'Etat ne sait pas bien exploiter des données qu'il possède. Or, tout en restant anonymes pour la protection des personnes, ces informations précieuses pourraient très bien servir des recherches scientifiques et médico-économiques sur le système de soins.  

On voit apparaître sur le Net des clones de TripAdvisor qui proposent de noter les médecins. Faut-il laisser faire?  

J.L. Ça pose en effet des problèmes. Le malade n'est pas toujours en mesure de juger son médecin. Il peut apprécier les qualités humaines, la qualité d'écoute du praticien, mais pas sa compétence technique ni scientifique. En outre, il n'est pas possible de contrôler la sincérité des commentaires diffusés. Mais la seule chose que peuvent faire les médecins, c'est de surveiller eux-mêmes leur réputation numérique.  

Et les pharmaciens, dans tout ça? Quel rôle vont-ils jouer dans ce nouvel écosystème?  

J.L. Ils peuvent vendre des applis et des objets connectés. Certaines grosses officines le font déjà. Mais il n'est pas dit que cela suffise à leur assurer un avenir économique radieux. La pharmacie officinale est en crise, c'est certain.  

L.A. Ce qui est certain, c'est que des tas d'applis et d'objets connectés vont tomber dans les poubelles de l'histoire technologique, comme on l'a vu dans le passé avec la disparition de sites comme Myspace, Lycos ou Altavista. Pour ce qui concerne les pharmaciens, ils sont dans un piège: ils sont dans la situation des chauffeurs de taxi qui ont acheté cher leur licence et qui voient le prix de celle-ci diminuer. Le positionnement des pharmaciens dans la médecine connectée de demain n'est pas clair. Ils ont raison d'être inquiets, leur valeur ajoutée dans cet écosystème est modeste. S'ils ne font pas un gros effort de formation, ils risquent d'être marginalisés dans les vingt ans qui viennent. 

 

source : http://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/les-algorithmes-vont-ils-tuer-les-medecins_1759272.html

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