SEULS ENSEMBLE
Publié le 28 Mai 2015
Entre intimités et solitudes, nous nous effondrons, socialement, seuls et ensemble, face à la technologie. Voilà l’alerte que nous lance Sherry Turkle dans son dernier livre, traduit en début d’année en français aux éditions L’Echappée : “Seuls ensemble : de plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines”
“À chaque fois que l’homme invente quelque chose, il invente la catastrophe qui va avec” (Paul Virilio, essayiste français)
C’est notre “futur en train de se produire” que nous raconte Sherry Turkle. Un futur où “la technologie se propose d’être l’architecte de nos intimités”. Une vie cachés, mais connectés, donc souvent seuls. Une vie solitaire, mais robotisée, donc presque ensemble. Une vie rythmée par nos propres contradictions et fragilités, dans laquelle robots sociaux nous rassurent par leur simple présence, et réseaux sociaux nous donnent l’impression d’être entourés. “Une vie pleinement intégrée au réseau”. C’est incontestable : nos relations sont dorénavant médiatisées par les machines. Mais quelles relations souhaitons-nous réellement développer auprès de ces nouvelles technologies, et à quel prix social ? Essai psychologique, technologique et sociologique, ce livre en deux parties qui se font écho a déjà fait grand bruit aux États-Unis en 2012, et nous invite à la réflexion en nous démontrant scientifiquement, par le biais d’études inquiétantes menées depuis plus de 15 ans, que “nous attendons de plus en plus de la technologie, et de moins en moins les uns des autres.”
Moment robotique
Qui n’a pas regretté son tendre et velu Furby reçu fièrement à Noël 1998 ? Qui n’a pas pleuré la mort de son Tamagotchi, angoissé à l’idée que c’était de sa faute, suite au énième repas oublié ? L’innocence du robot jouet nous arrangeait bien. Mais bien d’autres projets ont vu le jour depuis, et poursuivent le chemin vers le moment robotique que nous vivons. AIBO, Paro,Roxxy, My Real Baby, Cog, et les autres leur ont pris la vedette. Et ce, toujours au nom d’un pseudo besoin de notre part : besoin thérapeutique, besoin médical, recherche scientifique, évolution bionique, efficacité commerciale, performance technologique … Mais “notre désir d’interagir avec l’inanimé ne dépend pas d’une tromperie dont nous serions dupes, mais de notre désir de combler les vides”. Notre instinct est remis en question. Comme si nous voulions naturellement fusionner avec eux, nous projeter en eux et éviter à n’importe quel prix l’engagement forcément plus complexe envers l’être humain. Alors c’est toute l’éducation qui est bousculée, et les futurs comportements de nos enfants qui se trouvent transformés. Comme toujours quand on parle de nouveauté... Mais ce que Sherry Turkle souhaite avant tout nous rappeler, c’est “nous jouons avec nos propres émotions, sans réfléchir”, et qu’il “est tellement aisé d’être obnubilé par la technologie et de ne plus chercher à développer notre propre compréhension de la vie”, que nous nous y perdrons peut-être. “La prochaine génération d’êtres humains prendra l’habitude d’avoir toute une gamme de relations : avec des animaux, des gens, des avatars, des agents en ligne ou encore des robots. Se confier à un robot sera ainsi une option parmi d’autres.” Les considérer comme vivants alors qu’ils ne sont que des programmes informatiques devient normal, et dévalue inévitablement le sens de nos relations à autrui. Sa conclusion semble pourtant bien réelle : “les relations avec les robots se développent à mesure que les relations avec les gens diminuent”. L’intelligence affective de nos machines est illusoire, il convient de s’en rappeler dès maintenant.
Réseaux sociaux
Autre malaise technologique abordé franchement dans ce livre: notre rapport aux réseaux sociaux et à la manière dont nous nous réinventons en ligne, en nous isolant toujours un peu plus. Nous n’avons plus rien à nous dire mais nous communiquons sans cesse les uns avec les autres sur Facebook, Twitter et Instagram. Enfin… nous nous connectons. Internet est devenu un terrain de jeu, où nous jouons avec notre identité à chaque nouvelle interaction. Nous nous mettons joyeusement en scène et fabriquons une existence archivée, ou le temps est accéléré, et où “un nouveau contrat social se met en place”. Entre présence et absence. Le moi devient collaboratif, et “le vrai moi se révèle insaisissable”.
D’ailleurs, même plus la peine de passer un coup de fil, les nouvelles générations ne décrochent pas. “La communication par écrans interposés permet de réfléchir, de reformuler et d’éditer”. Et donc de se cacher encore. Notre quotidien est dorénavant constamment interrompu de notifications, que nous attendons inconsciemment. Notre désir de communion est tel que nous préméditons chaque ligne écrite, et que notre page Facebook devient une fiction à elle toute seule. Sans parler des personnalités multiples que nous nous créons et avec lesquelles nous nous amusons sur les différents réseaux : Pinterest, Second Life, jeux vidéo, forums etc. Au final, “les frontières se brouillent” et nous nous appauvrissons d’un commun accord. Même si ces plates-formes semblent un bon remède à nos déceptions du réel, il ne faut pas oublier que, sur Internet, “l’expérience est simplifiée et amplifiée.” Et le danger d’après l’anthropologue américaine, c’est que cela devienne la norme et nous conditionne aux complicités artificielles. Et si Internet disparaissait ?
Tout cela n’enlève en rien son charme à la technologie, mais nous met en garde contre nos illusions numériques et notre romantisme technologique. Nous simulons tous, merci de nous arrêter.
“Nous semblons déterminés à doter des objets de qualités humaines, tout en étant heureux de traiter nos semblables comme des objets”. À bon entendeur…