Les entrepreneurs du Web à l'assaut des derniers bastions
Publié le 18 Juillet 2014
Les entrepreneurs du Web à l'assaut des derniers bastions
Start-up contre monopole, jeune loup contre bastion des professions réglementées, les coups de bélier portés aux structures les plus établies du tissu économique et socioprofessionnel sont de plus en plus fréquents, et violents.
«Tous les mois, nous recevons une visite ou une convocation. La police, la brigade de répression de la délinquance contre les personnes, la brigade de répression de la cybercriminalité, la brigade de protection des populations, la DGCCRF (fraudes, NDLR) aussi bien sûr…! À chaque fois, cela nous prend plusieurs heures d'expliquer notre activité.»
L'énumération de Jérémy Oinino, le fondateur de demanderjustice.com, permet de mesurer les résistances auxquelles se heurte sa start-up. Et pour cause. Là où nombre de ses congénères se sont attaqués à des monopoles ou des professions réglementées commerciales ou de services comme les opticiens ou les taxis, demanderjustice.com vient marcher sur les plates-bandes d'une profession réglementée juridique, celle des avocats.
«Nous permettons à chacun de saisir directement les tribunaux. Nous avons en effet développé, avec des juristes et des professeurs de droit, un logiciel qui permet de constituer un dossier complet, entièrement dématérialisé. C'est un système qui permet d'industrialiser le processus», explique Jérémy Oinino. Il revendique plus de 100.000 clients depuis la création, qui ont ainsi cherché réparation pour de petits litiges du quotidien, avec leur opérateur télécom ou encore à l'occasion d'achats de e-commerce.
À ce stade, aucune procédure n'a abouti contre demanderjustice.com. Le site simplifie les démarches pour ses clients, mais ne donne pas de conseils. Le monopole de l'avocat ne serait donc pas directement menacé. L'affaire a cependant été portée en début d'année devant le tribunal correctionnel, avec le Conseil national des barreaux et l'Ordre des avocats de Paris pour partie civile. «On a gagné. Mais nous étions également poursuivis par le procureur de Paris à cette occasion! C'est un très mauvais signal lorsque la représentation des intérêts publics se mobilise contre l'innovation», déplore l'entrepreneur, qui anticipe maintenant une procédure en appel.
«Les ruptures technologiques sont en train de faire ce que les gouvernements n'ont pas voulu faire»
Start-up contre monopole, jeune loup contre bastion des professions réglementées, les coups de bélier portés aux structures les plus établies du tissu économique et socioprofessionnel sont de plus en plus fréquents, et violents. «Les ruptures technologiques sont en train de faire ce que les gouvernements n'ont pas voulu faire», constatait jeudi Bruno Lasserre, le président de l'Autorité de la concurrence. Le sujet devient politique, dès lors que les professions concernées sont encadrées par une exigence d'agrément, par des numerus clausus ou par une réglementation publique de leurs tarifs.
Mardi, c'est Ornikar qui a marqué un point. Le tribunal de commerce a débouté les auto-écoles qui accusaient la start-up d'«exercice illégal de l'enseignement de la conduite». «On a tenté de nous asphyxier financièrement et de nous déstabiliser moralement à travers une procédure judiciaire», dénonce la jeune entreprise. Son site a pour but de mettre en relation des candidats au permis avec des moniteurs d'auto-école indépendants. La technologie permet à la fois de donner un coup de jeune à l'apprentissage du code, d'organiser les plannings et de tirer la qualité à la hausse avec un système de notation des moniteurs par les élèves. Mais aussi de tirer les prix vers le bas: 34,90 euros l'heure de conduite revendiquée, contre 47 euros en moyenne, avance la société. Seul problème: l'activité n'a pas encore démarré! Le dossier d'agrément de l'auto-école Ornikar semble prendre la poussière à la préfecture. «Pourtant, il est complet depuis le 15 mars. On coche toutes les cases, même le local puisqu'il est obligatoire d'en avoir un!», explique Benjamin Gaignault, fondateur.
«Les Français n'aiment pas les réformes catégorielles»
Mêmes résistances, mêmes effets du côté de la pharmacie.
1001pharmacies.com tente de tracer son chemin entre procédures en justice et barrières réglementaires mouvantes mais encore solides. Le site, qui fédère 600 pharmacies depuis un an et demi, leur permet de vendre en ligne leurs produits de parapharmacie… mais l'opération reste impossible pour la vente de médicaments sans ordonnance. Le gouvernement a pourtant légiféré dans ce domaine, sous la pression de Bruxelles et de l'Autorité de la concurrence. Mais seule une pharmacie peut vendre son Doliprane ou un sirop en ligne. Le service reste interdit à un portail. Ce que le Conseil d'État a confirmé l'été dernier. Il a donc fallu ruser. Le site veut proposer le portage de médicaments. «Le client nous confie son ordonnance, signe un mandat. Nous achetons les médicaments en son nom et le livrons en trois heures», explique Cédric O'Neill, cofondateur. Mais l'Ordre des pharmaciens nous est tombé dessus.» Le tribunal de grande instance de Paris doit trancher cet été.
Les rigidités de l'économie qui découlent des barrières à l'activité sont pointées du doigt par les économistes, le FMI, la Commission européenne, la Banque centrale européenne, l'OCDE, l'Autorité de la concurrence, la Cour des comptes…
Les taxis, avec une loi en discussion à l'Assemblée nationale, ne sont donc que la partie émergée de l'iceberg. La même lame de fond est à l'œuvre pour les opticiens, les pharmaciens, les auto-écoles, les notaires, les huissiers de justice, le transport par car, les greffiers, et même les coiffeurs…
L'État est pris en étau.
D'un côté, les pressions sont de plus en fortes pour faire bouger le système. Et elles viennent de très haut. Les rigidités de l'économie qui découlent des barrières à l'activité sont pointées du doigt par les économistes, le FMI, la Commission européenne, la Banque centrale européenne, l'OCDE, l'Autorité de la concurrence, la Cour des comptes…
De l'autre, les résistances, aiguisées par la crise économique et le sentiment d'insécurité qu'elle génère, sont fortes. «Les Français n'aiment pas les réformes catégorielles. Regardez la difficulté à amender les régimes spéciaux! Paradoxalement, ce pays qui a eu sa nuit du 4 août, se satisfait assez facilement des privilèges, relève un expert. Et puis quel intérêt Marisol Touraine aurait-elle à braquer tous les pharmaciens de France ou Christiane Taubira à ouvrir un front avec les avocats?» Chez les professionnels concernés, c'est souvent le syndrome «Nimby» («Not in My Back Yard»). Chacun est, comme client ou comme consommateur, demandeur de plus de souplesse pour son voisin, mais veut protéger son propre pré carré.
«L'innovation crée du désordre», constate Jérémy Oinino. Mais le discours schumpétérien, parfois teinté de l'arrogance de la jeunesse de ces entrepreneurs volontiers bravache, a du mal à être entendu de ceux qu'ils menacent.
Incohérence de l'État
Le dynamisme est en revanche du côté des start-up. Face au savoir-faire des lobbies et aux réseaux des ordres professionnels, ces jeunes entreprises jouent sur le registre de la communication virale, suscitant la sympathie sur les réseaux sociaux. Mais ces entrepreneurs un peu flibustiers, le plus souvent fans de Xavier Niel ou de Marc Simoncini, deviennent de bon gré ou par la force des choses des procéduriers et des lobbyistes éprouvés. Ils labourent le terrain, de Bercy à la Chancellerie en passant par la Place Beauveau ou le ministère de la Santé selon les cas.
Les start-up relèvent toutes l'incohérence de l'État à leur égard.
1001pharmacies.com a bénéficié d'aides du conseil général du Languedoc-Roussillon et de crédits de Bpifrance, mais peine à trouver une oreille attentive dans les ministères et les couloirs de l'Assemblée.
Au plan économique, les «briseurs de monopole» ont leurs arguments. Tous revendiquent de créer de l'emploi et, bien souvent, de créer de l'activité en ouvrant le marché à des consommateurs qui n'y seraient pas allés sans cela. Personne ne prend un avocat pour réclamer 20 euros à Orange ou SFR, mais certains consommateurs le font désormais sur demanderjustice.com. Idem pour les taxis et VTC.
La mutation n'est cependant pas sans risque. La plupart de ces start-up sont essentiellement des plateformes qui mettent en relation une offre et une demande: de voitures chez Uber, de médicaments chez 1001.pharmacies, de cours d'auto-école chez Ornikar… Autant de sociétés susceptibles, si le succès est au rendez-vous, de recréer… de nouvelles rentes de situation, à même d'imposer leurs tarifs et niveaux de commissionnement.
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